Jean Monnet
Originaire de cognac, négociant en spiritueux, un secteur très tôt intégré dans le commerce international, Jean Monnet a fait fortune aux Etats-Unis dans le contexte trouble de la prohibition en vigueur depuis 1919. Son enrichissement est tel quil est en capacité, en 1929, de créer à San Francisco la Bancamerica. Lhomme daffaires est devenu un financier international qui conseille divers gouvernements. En 1940, cest lui qui va convaincre Churchill de proposer une fusion de la France et de la Grande-Bretagne. Après la capitulation de la France, il est à Londres. Non pas aux côtés du général de Gaulle, mais aux côtés du gouvernement britannique. Il naura de cesse dempêcher la création de la « France Libre ». Il va jouer un rôle dintermédiaire entre les Britanniques et les USA, devenant peu à peu le Français que les Américains écoutent. Ainsi, il rédige, en 1943, une note, restée longtemps secrète, à lintention de Roosevelt à propos du chef de la France libre dans laquelle il écrit : « cest un ennemi du peuple français et de ses libertés ; cest un ennemi de la construction européenne, en conséquence il doit être détruit (sic) dans lintérêt des Français. »
Après la guerre, nommé commissaire au plan, Monnet, à linverse des efforts du moment pour encadrer et réguler léconomie, favorise les idées libre-échangistes. Sa planification est strictement indicatrice. Il nimpose pas dobjectifs. En 1946, il est le négociateur dun accord qui ouvre le marché français à la production cinématographique américaine.
Avec lappui et la pression des Etats-Unis (les menaces de suspension du plan Marshall vont servir de levier) qui réclament la libération des échanges européens, il va lancer lidée de la CECA. La CECA, cest la mise en commun de la production de charbon et dacier de France et dAllemagne sous légide dune Haute Autorité dotée de pouvoirs supranationaux absolus. Monnet en sera le premier président. Les effets de cette mise en commun seront très bénéfiques pour les industriels du charbon et de lacier. Et le modèle dintégration européenne qui est lancé va servir pour la rédaction du traité de Rome de 1957. Ce modèle consiste à conférer des compétences politiques de plus en plus importantes dans des secteurs essentiels à des institutions de nature technique échappant à tout contrôle démocratique.
Ce modèle est très imprégné dune idéologie : celle qui est née en réaction aux idées des Lumières, en réaction aux avancées démocratiques de la Révolution de 1789, qui sest manifestée tout au long du XIXe siècle et jusquen 1944 contre le parlementarisme, cest-à-dire contre cette conception de la démocratie représentative basée sur le principe proclamé par les Lumières et affirmé en 1789 : tous les pouvoirs émanent du peuple. Lassemblée parlementaire qui flanque la CECA, comme celle qui est instaurée avec la Communauté européenne est purement consultative et constituée de parlementaires choisis par les parlements nationaux. Il faut attendre 1979 pour que cette assemblée soit élue au suffrage universel et, malgré des progrès réels, le Parlement européen daujourdhui nest pas encore, loin sen faut, un authentique parlement.
Lantiparlementarisme de lhomme daffaires Jean Monnet va saccorder parfaitement avec lantiparlementarisme du catholique conservateur Robert Schumann.
Robert Schuman
Après des études de droit à Bonn, Berlin, Munich et Strasbourg, il sinstalle comme avocat à Metz en 1912. Devenu citoyen français en 1919, sur le conseil de son aumônier, ce catholique fervent sengage dans laction politique et est élu député de la Moselle en 1919. Il sera réélu sans interruption. Cest avant tout lhomme du Comité des Forges, des Wendel, des Schneider, des Laurent. En 1924, il est le colistier de Guy de Wendel. Parlementaire catholique ultra conservateur et anti-laïque, il milite pour le maintien du Concordat et combat les réformes du Front populaire. Il affiche sa sympathie pour les régimes corporatistes, catholiques et autoritaires de lAutrichien Dollfuss, du Hongrois Horthy, du Portugais Salazar et de lEspagnol Franco. Il soutient la cause croate. Le 30 septembre 1938, il applaudit aux Accords de Munich.
Il est nommé sous-secrétaire dEtat aux réfugiés dans le gouvernement Raynaud le 21 mars 1940. Dans cette fonction, il déclare le 12 juin quil « faut mettre bas les armes ». Le 16 juin, il est maintenu dans le même poste dans le gouvernement Pétain.
Le 10 juillet 1940, à Vichy, à la différence de quatre-vingt héros, il participe à la suppression de la République en votant les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Il est écarté par Laval dans le gouvernement mis en place deux jours plus tard.
A linverse de beaucoup qui fuient lAlsace-Lorraine annexée par le IIIe Reich, il rentre à Metz. Aux yeux des Nazis, cest un citoyen allemand suspect. Il est arrêté et emprisonné pendant sept mois. En avril 1941, il nest pas envoyé en déportation comme dautres parlementaires français, mais placé en résidence surveillée dans une région de vignobles du Palatinat doù il sévade sans difficulté en août 1942. Il passe le reste de la guerre en se cachant dans des abbayes successivement dans le Tarn, en Ardèche puis dans la Vienne.
A la Libération, à la demande dAndré Diethelm (inspecteur des finances, directeur de cabinet de Georges Mandel de 1938 à 1940 ayant rallié la France Libre dès 1940), ministre de la guerre, ce « produit de Vichy » est frappé dindignité nationale et dinéligibilité. Ce qui nempêche pas ses amis mosellans de le faire siéger au comité départemental de libération où il sefforce de freiner lépuration. Le clergé et le Vatican interviennent en sa faveur auprès du Général de Gaulle auquel lui-même écrit le 4 juillet 1945 pour solliciter une révision de son cas. Un non lieu est prononcé par la Haute Cour le 15 septembre 1945. Il reprend une activité politique au sein du MRP, le parti chrétien-démocrate et siège dans les gouvernements qui suivent le départ de Charles de Gaulle.
En octobre 1949, alors quil est ministre des Affaires étrangères, Schuman donne 20.000 francs prélevés sur les fonds spéciaux du Quai dOrsay à Marie-Louise Vallat, lépouse de Xavier Vallat qui fut le premier Commissaire général du Commissariat général aux Questions juives et qui purge alors une peine de dix ans de prison dont il fera à peine plus de cinq ans. Xavier Vallat avait été, avant la guerre, un des parlementaires les plus violemment antisémites. Sorti de prison en décembre 1949, il na pas cessé de professer ses théories antisémites jusquà sa mort en 1972.
Robert Schuman, en collaboration étroite avec Jean Monnet, va prononcer la déclaration du 9 mai 1950 qui annonce la création de la CECA à lorigine dun nouvel ordre juridique, lordre juridique européen.
Maurice Lagrange.
Lorsquon lit son curriculum vitae sur le site de la Cour Européenne de Justice, on sétonne du silence sur la période qui va de 1934 à 1945. Avant, ce diplômé de lEcole Libre des Sciences politiques, est entré au Conseil dEtat en 1922 comme auditeur et il devient maître des requêtes en 1934. Après, il devient Conseiller dEtat, commissaire du gouvernement pour la négociation du traité CECA, avocat général à la Cour de Justice de la CECA puis, à partir de 1958, à la Cour de Justice des Communautés européennes. Mais pendant ces années passées sous silence, que fait-il ?
Catholique fervent, ultraconservateur, il partage les idées de ceux qui militent en faveur dune régénérescence de la nation française « gangrenée par les idées de gauche véhiculées par les judéos-maçons » selon la phraséologie commune à la droite extrême. Dès la capitulation de juin 1940, il adhère à la « révolution nationale » de Pétain et du régime de Vichy. Cest un maréchaliste convaincu. Il va publier une série darticles dans la Revue des Deux Mondes qui témoignent de son adhésion sans réserve aux thèmes de la « révolution nationale ».
Maître des requêtes au Conseil dEtat, il en est détaché pour devenir, en octobre 1940, fonctionnaire au secrétariat général du gouvernement.
Fin 1940, il est chargé de la coordination de la cessation dactivité des fonctionnaires juifs dans tous les départements ministériels en application du statut des Juifs publié au Journal Officiel le 18 octobre. Il procède de manière rigoureuse à la mise à lécart des 2.900 agents juifs et veille à ce quil y ait le moins possible dexceptions pour les anciens combattants et les Juifs ayant rendu des « services exceptionnels ».
Lorsque lAmiral Darlan devient vice-président du Conseil en février 1941, Lagrange devient son conseiller pour les affaires juives en charge de la coordination des mesures antijuives. A ce titre, il est lauteur de la loi créant le Commissariat général aux Questions juives adoptée le 29 mars. De même, il est associé à la rédaction de tous les textes relatifs au statut des Juifs et à la spoliation de leurs biens, ainsi quà la création de lUnion Générale des Israélites de France. Il fut sans conteste un des principaux rédacteurs du droit antisémite du régime de Vichy. En mai 1941, il préside la commission chargée dexaminer les demandes de dérogation à la loi qui retire la citoyenneté française aux Juifs dAlgérie. En juillet, puis en novembre de la même année, il préside une conférence interministérielle chaque fois chargée de discuter de lapplication du statut des Juifs. Au cours de ces réunions, il manifeste une grande dureté.
Pour mémoire, le Commissariat général aux Questions juives fut ladministration de la persécution des Juifs dont 3.000 sont décédés dans des camps français, dont plusieurs milliers furent exécutés sommairement en France et dont 75.721 furent déportés vers les camps dextermination allemands. De ces derniers, à peine 2.900 sont revenus.
En avril 1942, Lagrange retourne au Conseil dEtat où il remplit la fonction de ministère public en qualité de commissaire du gouvernement Pétain-Laval.
Après la Libération, ce passé ne fait pas obstacle à ce quil soit nommé conseiller dEtat en 1945. Il est affecté à la section des Finances. Il sintéresse alors aux questions coloniales et publie en 1948 un ouvrage intitulé « Le nouveau régime législatif de la France dOutre-Mer ».
En1950, Jean Monnet, que le passé vichyssois de Lagrange ne dérange pas, fera appel à lui pour la rédaction du traité créant la CECA en 1951. Ce qui lui vaudra dêtre nommé en 1952 avocat général à la Cour de Justice créée par ce traité. Il occupera cette fonction pendant douze années, jusquau 8 octobre 1964 au sein de ce qui est devenu la Cour de Justice des Communautés européennes.
Maurice Lagrange est reconnu comme un des « maîtres du droit communautaire ». Il sest exprimé sur une soixantaine de sujets juridiques. Il a joué un rôle décisif dans ladoption de larrêt Costa contre Enel (15 juillet 1964) décrétant la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Il a contribué de manière absolument capitale à faire du droit communautaire un ordre juridique autonome qui simpose non seulement aux Etats, mais à leurs habitants.
Maurice Lagange, le père du droit antisémite français devenu le père du droit communautaire européen !
Pour conclure
Les trois personnalités françaises considérées comme des fondateurs de lUnion européenne ont en commun le rejet du principe arraché en 1789, après 1200 de tyrannie et dobscurantisme : tous les pouvoirs émanent du peuple.
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